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Je me suis longtemps demandé si les deux idoles de ma vie allaient un jour se rencontrer. Daho et Dominique A ont fini par se croiser. Et Daho le séducteur a courtisé le grand chanteur modeste. Le Rennais (qui ne l’est pas mais les journalistes aiment bien simplifier) a inspiré le Nantais (qui ne l’est pas mais les journalistes aiment bien simplifier).
Il y a quelques mois, quand j’ai écouté le tube teaser des Chansons de l’innocence, martelé sur les ondes, je me suis dit comme d’habitude, ah ben ça c’est du Daho, du Daho facile et évident qui devient addictif sitôt franchi le pavillon (auditif, je déteste les pavillons sinon).
Et puis à force d’écoute compulsive, je me suis montrée moins sévère. Pas si facile de faire évident, finalement. N’est-ce pas le propre du tube ? Qui peut se targuer de les enchaîner pendant des années sans trop s’user ? Après tout on s’en fout pourvu qu’on ait l’ivresse.
Daho a joué un rôle essentiel dans ma jeunesse. Dès l’âge de 13 ans, j’ai mangé, dormi et pensé Daho, et ce pendant une bonne dizaine d’années, sans faillir, au risque d’en désoler mon entourage et le papier peint de ma chambre. Au point de lui écrire, de lui poster des colis, dont un l’a fait réagir : Satori à Paris, un livre qu’il recherchait au moment de l’album éponyme et que je lui avais déniché.
Un soir, alors que nous mangions une galette des rois en famille, il a téléphoné chez mes parents. J’ai répondu la bouche pleine (Dieu merci je n’avais pas la fève !). Nous avons discuté quelques minutes, il m’a remerciée et invitée à un concert au Mans, où je grandissais alors. Nous avons échoué en backstage, comme on dit dans le milieu, avec Anne Claverie, sa manager de l’époque, dont la tâche ingrate était de le protéger au plus fort de sa carrière. Jamais hystérique, encore moins midinette, je parvenais toujours à mes fins, allez comprendre pourquoi. Je m’en étonne encore 25 ans plus tard. Des coups de fil d’Etienne, il y en eut quelques autres sur cette décennie, heureux ou malheureux, dont un fossilisé sur une mini-cassette de dictaphone.
Tant et si bien qu’il fut même sérieusement question que j’en sois la première biographe. Un coup de fil à Fabrice Nataf, chez Virgin à l’époque, et nous étions reçus, mon ami Hervé (qui avait sur moi un avantage indéniable : il était majeur) et moi, pour présenter un synopsis tapé à la machine par une tante attendrie et serviable (que je remercie encore au passage). Ce soir-là, nous l’avions suivi jusque sur le plateau d’une émission de… Sacrée soirée. Sacrée soirée pour le coup, et il y en eut quelques autres, la plus étonnante étant cet after passé au bar de l’hôtel Concorde du Mans, toute la nuit à discuter. Mineure, j’étais condamnée au jus de raisin pendant qu’Hervé sirotait ses bières. Un souvenir conservé en lieu sûr dans mon cerveau saturé (ne pas déranger), immortalisé sur cette photo d’où j’ai jugé raisonnable de me faire disparaître… Et la seule fois où mon père m’a tancée, de retour au petit jour.
N’empêche que le synopsis, que je feuillète parfois de temps en temps, tenait la route. Quand je compulse aujourd’hui les hors série divers et variés qui sortent sur un Daho en pleine renaissance, je me dis que la base y est. A force d’immersion (j’achetais tout, j’écoutais tout, je lisais tout), nous avions perçu la quintessence du bonhomme, dont la sensibilité et la culture musicale et littéraire ont construit en partie les miennes. Plus tard, nous avons même eu accès aux archives de sa maison de disque, dont je conserve quelques précieuses reliques parmi ses courriers et cartes postales : bulletin trimestriel, photocopie de carte d’étudiant… J’étais étudiante moi aussi, débutante, mais je faisais de manière instinctive un travail de journaliste.
Seulement, il a eu la trouille et n’a pas eu confiance. Ce que je peux comprendre avec le recul. Il nous a mis Stéphane Davet dans les pattes, déjà journaliste au Monde à l’époque, lequel, d’une grande honnêteté, ne savait pas trop quoi faire de ce qu’il avait appelé « notre bébé ». Nous, on y tenait et nous nous sommes vexés quand on a compris qu’on ne signerait pas l’ouvrage. C’est parti en vrille, nous nous sommes brouillés avec le père Daho. La première bio, sortie peu de temps après, était probablement fidèle, mais elle manquait sûrement de cette flamme et de l’enthousiasme qui nous consumaient. Pas d’avis sur les suivantes ni sur la toute dernière : jamais pu en lire car jamais vraiment pu digérer la déception. Un ratage, des malentendus, un manque d’explications de visu. Trop jeunes, trop innocents, trop d’enjeux. Dommage. Vraiment dommage maintenant que tout ou presque a été dit et redit sur l’ami Daho, prompt à se répéter.
Après une longue période de dédain et de distance toute relative, j’ai jeté mon dévolu fanatique sur Dominique A donc. Plus mesurée certes – j’avais tenté de grandir entre temps – mais avec quelques bons restes au risque de consterner mon entourage (je fonce le voir après chaque concert et lui ai dédié l’un de mes livres !). Et voilà qu’ils ont fini par se croiser. Aux premiers accords, menottée et les yeux bandés, j’aurais pu reconnaître la chanson hybride. MON morceau ! Mon Dahu à moi. Merci monsieur A.
Il arrive sur scène sans crier gare comme un débutant alors que ça fait vingt ans. C’était d’ailleurs sur cette scène confidentielle de la ville sans âme où j’ai grandi, Allonnes, en banlieue du Mans. Curieuse coïncidence, quand j’y pense.
Nous avons garé la voiture près du bourg, non loin de la boutique de Maurice Chausseur où ma mère achetait nos souliers. En quelques pas allongés, pressés, nous sommes devant la scène, groupies fidèles engoncées dans nos manteaux d’hiver.
Il dit que le concert commence par la fin. C’est un peu vrai. Deux musiciens pour reprendre les titres de La Fossette, album culte peut-être mais pas franchement mon préféré, hormis le morceau du Courage des oiseaux sans lequel, dit-il, il ne serait pas là ce soir. C’est un peu vrai aussi. Il n’empêche que c’est intense, avec cet accordéon plaintif et ce texte intrigant sur les lapins, mais pas aussi intense que la deuxième partie, où un quintette à vents s’installe en fond de scène.
La longue intro me rappelle Pierre et le Loup, le basson très vite exhume mes peurs d’enfant.
Les gouttelettes de sueur perlent sur le crâne nu du chanteur, luisant comme un clair de lune dans la brume artificielle de la salle Jean Carmet. Elles forment bientôt une discrète rivière qui suivra les sillons de part et d’autre du menton prognathe. Ses ongles sont coupés courts et il porte toujours ses Clarks, sa chemisette noire ajustée.
Parfois, il lance la tête vers l’arrière quand il ne s’agit pas de la jambe gauche, projetée vers l’avant dans un geste martial, incontrôlé. Et voilà qu’il cite le lamantin, « un phoque ». A cheval sur la systématique, je me dis que non, le lamantin n’est pas un phoque.
Après le concert, pendant que nous sirotons une bière, il finit par arriver, comme à son habitude, bouteille de 16 à la main, large sourire dégageant des dents régulières. Je m’approche de lui. Dominique A – être supérieur – ne peut ignorer que le lamantin n’est pas un phoque. Un mammifère aquatique, d’accord, mais un phoque, quand même ! « Ah bon ? me répond-il, amusé. Très bien, merci. Je vérifierai ! » Pour le prochain concert auquel j’assisterai, à Nantes, dois-je le prévenir que le lapin n’est pas un rongeur. C’est un lagomorphe. Et Dominique A un artiste tout ce qu’il y a de plus humain, qui chérit les arbres, les lapins et les lamantins.
Photos : Dominique A en concert, le lundi 23 janvier, à Allonnes. Après le concert, mini-conférence sur le lamantin avec votre serviteuse. © Catherine Levesque et Fabrice Lemaréchal.